Françoise LONARDONI
Françoise LONARDONI

Préface de Françoise Lonardoni pour le catalogue « Ici, là,voire plus loin »
(Yannig HEDEL 2016)


« Composer avec l’illusion,

Lorsque le tournant numérique se généralise, au début des années 2000, Yannig Hédel a déjà élaboré une œuvre photographique structurée autour de principes de travail et de sujets précis : pratique de la marche urbaine, intérêt pour l’architecture, bouleversement des codes de l’image (proche et lointain, échelle, profondeur), répétition, proximité avec l’abstraction.
Ce type de travail, réglé par une méthode, n’aurait pas dû être particulièrement perméable au bouleversement numérique.
Mais des paramètres personnels se sont imposés à Yannig Hédel, qui l’ont contraint à prendre de la distance avec sa pratique de photographe-marcheur. Le recours au numérique (2007) a accentué et accompagné ce qui devenait une modification profonde de sa stratégie de création.

Au regard de ces deux périodes, et devant l’amplitude du travail, il est important aujourd’hui de situer l’œuvre de Yannig Hédel dans l’histoire de l’art, et de mettre en perspective ses particularités et ses évolutions internes.
Les photographies argentiques en noir et blanc des premières décennies sont celles du photographe arpenteur des villes, dont la quête tenace ne s’exprime ni dans la street photography ni dans les vues urbaines qui caractérisent les années 80. Ses images  présentent des formes géométriques prélevées dans la ville, prodigieusement silencieuses. Chacune porte les effets d’une discrète métamorphose, dont le ressort principal tient dans la perte d’échelle : pignons d’immeubles transmués en pyramides, cheminées dilatées à la taille d’un bâtiment, modénatures des années 30 prenant des accents de temple Maya. Les tonalités de gris sont d’une subtilité remarquable, entretenues par les grandes plages unies que dégagent ses formes géométriques.

Ces caractéristiques premières semblent rapprocher son travail de divers courants artistiques. Ainsi, une lecture moderniste à la manière de Greenberg engloberait-elle avec justesse certaines constantes de ce travail : la concision des formes, la quasi-disparition du sujet, la réduction minimaliste des images, leur faible contraste, leur composition géométrique. Tout cela semble conduire le travail vers une recherche purement esthétique, dotée de l’aura d’œuvre d’art, coupée de son origine photographique.
Mais la persistance d’un lien indiciel entre le réel et l’image contredit cette lecture ; le spectateur peut identifier le sujet, à travers l’enduit d’un mur, un colloque de pigeons, la présence figurale du ciel - paradoxalement plus réel que les monolithes de béton. La photographie de cette première période reste bien un indice visuel connecté au contexte, et ne s’en émancipe jamais au profit d’une picturalité ou d’une complète déréalisation.

D’autres aspects du travail pourraient le rapprocher de la photographie conceptuelle : l’opération de cadrage sera à plusieurs reprises augmentée d’un protocole minutieux, pour traquer la course de l’ombre sur le mur. La prise de vue, cent fois répétée au fil des saisons, sera d’ailleurs toujours faite sans pied, au 50 mm avec un réflex 24 x 36. (série De labore solis).
Ces moyens simples forment la plus haute des exigences de Yannig Hédel : l’humilité technique, suffisante et nécessaire pour maîtriser lumière et temps, et consacrer la dimension platonicienne du simulacre photographique.
Mais ce protocole, cette illustration de la notion de temps, ce penchant pour des sujets banals (barres d’immeubles, cheminées sans qualités) et l’usage de la répétition même, peuvent évoquer les expériences des premiers conceptuels : John Hilliard, Hans-Peter Feldmann ou Douglas Huebler. Une incompatibilité de dates s’y oppose cependant, et, plus fondamentalement, le propos de YH n’est pas de démontrer les artifices machiniques de la photographie, ni de dénoncer les pouvoirs et dangers de l’image, encore moins de substituer à l’image, du langage. La contagion conceptuelle n’est qu’une apparence, une fausse piste.

En 2007, Yannig Hédel se retrouve aux frontières d‘un art post-moderne lorsqu’il adopte le numérique. Son œuvre sera désormais entièrement traversée par le montage, mais aussi la collecte d’images, et évidemment la retouche – ce qu’André Gunthert nomme la « versatilité » du numérique ; ses œuvres sont visibles sur le net, même si l’artiste reste attaché aux formes traditionnelles que sont l’exposition et son corollaire, le tirage sur papier.
Son nouveau protocole de travail consiste à assembler des images collectées sur internet avec ses propres images, actuelles ou anciennes, dans des compositions de format panoramique. Et les prises de vue réelles se font principalement de la fenêtre de l’appartement perché à Caluire, ouvert sur les quatre points cardinaux.
Ce qui est nouveau dans la série «Vues de la fenêtre» c’est que les éléments d’architecture, entretiennent désormais une dialectique avec des paysages. Ils masquent et révèlent en même temps des panoramas richement colorés, suavement enveloppés de lumière. Tantôt la ville est animée par ses constructions, ses crêtes de tours, ses enfilades de cubes ; tantôt elle est noyée dans les brumes, liquide, sublimée. 

Si l’architecture est toujours le sujet central, elle est désormais hybridée, comparée, relativisée. Elle semble même de plus en plus servir de support à discourir, invoquer un âge d’or et appeler à une éthique universelle. 
Hédel écrit : « la Suite cordouane [avec motifs d’azulejos, 2012] rend  hommage à la collaboration fraternelle et oecuménique des trois grandes religions, vers l'an mil, à Cordoue. »
La Suite assyrienne (2016) tout aussi hybride, rassemble, dit-il encore, «des pignons photographiés en banlieue lyonnaise, mais assimilés à des temples assyriens par l'adjonction (...) d'écritures cunéiformes ou d'éléments archéologiques antiques provenant de ces régions où ils sont actuellement détruits ou menacés».
Les vitraux géométriques de l’Europe du nord comme les azulejos sont des supports d’étude, redessinés au crayon par YH suite à ses voyages, pour saisir les permanences formelles et les répercussions de cette abstraction sur la vie spirituelle. Ils sont intégrés à ses photographies parce que, dit l’artiste, « les recherches formelles (le Bauhaus, Tony Garnier ou Le Corbusier…) affirmaient  un humanisme positiviste, une foi dans l’avenir ou le progrès en s’efforçant d’apporter à la majorité des hommes (…) un cadre quotidien voué à favoriser leur épanouissement».

Un degré de plus est franchi dans cette période de grande liberté lorsque l’artiste, rompu aux illusions d’échelle, passe au simulacre véritable : il installe dans ses images des éléments de bâti qui ne sont que d’habiles vues du lave-vaisselle ou du placard de cuisine, ennoblis en piliers ou en belvédères.
A son frugal émerveillement pour l’architecture de la première époque, succède ce loufoque succédané, assez post-moderne dans l’esprit : désenchantement, et joyeuse mosaïque de citations et reprises.
Il reste toujours en arrière-plan un discours sur l’universalité des formes,  architectoniques ou autres, qui n’est pas que l’apanage de notre époque : la cabane primitive  de l’abbé Laugier, quoique inhabitable, renfermait les termes minimaux de l’architecture. « Il signifiait que par-delà Rome et la Grèce il y avait un principe qui constituait pour ainsi dire la pure essence de l’architecture »

Les deux périodes de l’œuvre se répondent par spécularité : autrefois immergé dans la ville, l’artiste est désormais posté dans un point d’observation dominant ; après avoir capté ses détails, ingéré son organisme, il prend maintenant la ville lointaine pour toile de fond.
Au-delà du modèle de production d’images chez Hédel, qui a tant évolué qu’il s’en trouve inversé, c’est peut être l’ensemble de l’œuvre qu’il faut reconsidérer.
 
La position artistique de Yannig Hédel est à entendre comme une métaphore, qui englobe non seulement ses images mais aussi les moyens qu’il a utilisés pour les réaliser.
Comme Melville l’amène dans La véranda, le paysage et l’architecture, et sans doute aussi le réel dans son entier transmutent selon la position du spectateur. En somme, le point de vue pervertit la vision.
Le narrateur de la nouvelle entreprend un voyage pour vérifier la source d’une lumière  merveilleuse, fugitive, aperçue sur la montagne face à sa véranda. A l’arrivée de son expédition, il constate que ce reflet est le fait d’une maison ; puis découvre que l’occupante de cette maison observe chaque jour un reflet similaire, qui l’obsède car elle ne peut l’identifier. Le narrateur comprend qu’il s’agit de sa propre véranda, mais choisit de ne pas lui révéler.
Melville met en relation les deux points du voyage comme une illusion réciproque.
Le paysage sert alternativement de poste d’observation et de sujet à regarder ; le monde de Melville est un théâtre qui se transforme sans cesse, nous obligeant à un exercice de déchiffrement permanent.
La série La rose des vents  (2004) confirme le bien fondé de la comparaison avec Melville : YH photographia son immeuble à partir d’un point du paysage qu’il avait choisi de sa fenêtre. Puis, de l’immeuble, il photographia ce point du paysage. Les images, montrées par paires, opèrent une sorte de dévoilement.  Elles mettent en évidence l’idée que le rapprochement et l’élucidation, malgré leur réciprocité, annihilent ce qui est derrière toute vision : l’imaginaire, la projection, la construction mentale qui siègent dans l’esprit de chacun.

Ce n’est qu’une fois articulé à ce qui le forge, que le travail de Yannig Hédel apparaît dans sa spécificité. Les questions formelles, les règles de travail, ne seraient que des exercices creux s’ils n’étaient tissés avec un édifice métaphorique à la fois unique et universel : il dit que l’imaginaire fonde notre regard conscient, et qu’il nous permet de composer avec l’illusion du réel.

                                                                                                                                          Françoise Lonardoni - Août 2016



 Bouleversement pas si profond d’ailleurs si l’on considère l’esthétique de l’image proprement dite, mais dont on constate aujourd’hui qu’il s’est plutôt illustré dans les modes de diffusion et de post-production, selon André Gunthert : L’image partagée – la photographie numérique. Ēd. Textuel, 2015.
 Le marché a instauré la notion d’ « originalité » pour la photographie, provoquant « la résurgence d’une manière d’aura, substitut fétichiste de celle qui entourait l’œuvre d’art ». Hubert Damisch, préface à Rosalind Krauss : Le photographique, pour une théorie des écarts. Ēd. Macula, 1990
 « l’index ou indice évoque le référent grâce à une trace ou empreinte. La photographie appartient toujours à l’ordre de l’index ». (d’après C. S. Peirce) François Soulages : Esthétique de la photographie.  Ēd.Nathan, 2001
 Yannig Hédel expose pour la première fois  en 1979, bien après les débuts du mouvement  conceptuel (1961)
 Gunthert op. cit.
 L’artiste évoque dans un texte la post-modernité, et dit s’y reconnaître.
 Abbé Marc-Antoine Laugier : Essai sur l'Architecture. Paris, Duchêne,  1755.
 John Summerson : Le langage classique de l’architecture. Ēd. L’équerre, 1981
 Hermann Melville – La véranda. [18…] éd. Garnier Flammarion, 1991

Série post-argentique (suite)


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